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Donner lieu
publié le lundi 26 septembre 2016
Par Arnaud de la Cotte.
Inviter Camille Hervouet et Grégory Valton en résidence d’auteur, l’Esprit du lieu au lac de Grand-Lieu relevait pour moi d’une évidence. J’avais été saisi par les photographies de couple qu’ils avaient réalisées sur la ligne de Narcisses, l’installation Perséphone aux jardins de Sainte Radegonde, créée par Delphine Bretesché lors d’une résidence d’auteur à Corcoué-sur-Logne en 2013. Ils travaillaient déjà depuis plusieurs années sur ce Glissé amoureux. Lorsqu’ils me parlaient de ce projet, de leur recherche photographique commune sur les états complices du couple, je ne pouvais pas m’empêcher de penser à ce que racontent parfois certains riverains de Grand-Lieu. Leurs escapades amoureuses sur le lac, à la fin de l’été, au moment de la « pêche aux mâcres », juste après les vendanges, lorsqu’ils profitaient d’un moment d’intimité cachée dans les roselières pour flirter. Le lac, entrouvert exceptionnellement, devenait le lieu propice aux déclarations et aux premiers émois. Qu’en était-il en réalité ? La parole est rare et le secret reste bien gardé. Mais j’aime penser que ce lieu est rattaché dans la mémoire collective des riverains du lac, aux souvenirs des amours naissantes, au sentiment amoureux. Comme si la mémoire alliée à la parole reconstruisait un autre espace, un lieu intime, abordé le temps d’une escapade en barque pour échapper aux cycles perpétuels des travaux agricoles, des activités quotidiennes. S’échapper pour rejoindre un lieu hors du temps et des conventions, loin des regards, se laisser troubler, retrouver son double, cette juste conscience de soi-même révélée par la présence de l’être aimé. Cette présence chevillée au corps qui subsiste même lorsque l’autre est absent – être là, et pas là – l’intuition que le Glissement proposé par Camille et Grégory fait écho à cette mémoire. Ces deux années de travail, 2014 et 2015, deux années d’allers-retours entre Nantes et Grand-Lieu, en fonction du temps disponible et de la météo, au fil des saisons, ont donné naissance à une série de dix-neuf photographies.
Lors d’un entretien enregistré en octobre 2015, Camille et Grégory expliquent : « Comme nous sommes venus très souvent marcher autour du lac, nous avons fortement ressenti un sentiment de frustration, de ne pas pouvoir aller plus loin, de tourner en rond, de devoir faire demi-tour, de ne plus savoir où nous étions. Souvent, d’être perdus. C’est cet endroit-là, cet espace-là qui génère un sentiment de frustration. C’est le sentiment que le couple que nous mettons en scène à l’image s’est mis à incarner. » [1] Un lien peut-il s’établir entre la nature d’un lieu, son caractère caché, inabordable et l’état d’un couple qui le traverse ? J’aime penser que le lieu est précisément la relation qui peut s’établir entre une personne, un corps vivant et l’espace matériel qui l’entoure. Mon intérêt pour le mot « lieu » est né du nom même du lac, qui se nomme Grand-Lieu. Même si ce nom est le résultat de déformations de noms anciens, il n’empêche que cette dénomination porte un sens particulier aujourd’hui : on entend - lieu, c’est donc un lieu. Mais que produit l’adjectif « grand » sur le mot lieu ? Beaucoup de sociologues, de géographes, d’architectes ont tenté de définir le lieu. Ils ont fabriqué les « non-lieux », Marc Augé [2], les « hauts lieux ». Dans le N° 115 de la revue Autrement [3], Augustin Berque traite abondamment du lieu ; il a développé une discipline scientifique qu’il a appelé la mésologie…
Mais que dire du grand-lieu ? Un lieu plus grand que le lieu ? Il serait vain, ici, de vouloir définir cette notion. Mais, j’aime penser qu’un lieu fait irruption chaque fois qu’un corps humain rencontre des corps environnants. J’ai trouvé cette notion dans l’ouvrage de Steven Winspur, La Poésie du lieu [4]. (c’est mon goût pour la poésie de Guillevic qui m’a conduit à ce livre). J’y ai trouvé quelques éléments de réponses qui ont éclairé ma lanterne lorsque j’ai commencé à m’interroger sur la question du lieu. Par ailleurs, la notion de lieu me semble rejoindre l’idée du domaine, qui est fondamentale chez Guillevic. Ce mot « domaine » fait référence non pas au monde des esprits mais au monde matériel, à ces réseaux qui parcourent le monde, ces enchevêtrements [5]. Le domaine dont il est question, nous oblige à repenser les rapports entre notre corps et l’air qui l’entoure. « L’espace n’est pas un réceptacle vide » [6].
Ainsi, est-ce la présence du couple dans les photos de Camille et Grégory qui révèle le lieu, qui lui donne corps, qui marque l’ici, le maintenant ? Même lorsque sur certaines photos de la série, les corps n’apparaissent pas dans le cadre, le regardeur sait intuitivement qu’ils ne sont pas loin, hors champ. Cette présence de l’absence maintient la réalité du lieu.
Lorsque je pense à Glissé amoureux, une phrase de Camille « c’est nous et pas nous, c’est là et pas là » [7]tourne parfois en boucle dans ma tête. Telle une formule magique, une incantation. Une évidence dont le sens reste obscur, mais qui semble juste et ouvre des portes. « C’est nous et pas nous, c’est là et pas là ».
La réflexion d’Edgar Morin dans son essai Le Cinéma ou l’homme imaginaire me revient : « L’image est une présence vécue et une absence réelle, une présence-absence. [8] » C’est pour moi une idée puissante et forte qui peut également s’appliquer au lac. Pourquoi suis-je attiré par ce lieu qui pourtant m’échappe, auquel je n’ai pas accès ? Parce qu’il est peut-être l’incarnation même de cette idée ? Le lac absent n’a pas de représentation globale, on ne peut le voir que morceau par morceau. Jour après jour, je bâtis son image, son double qui m’est propre et que je reconstruis mentalement à partir de la réalité géographique à laquelle je suis confronté.
Chaque image de la série semble en produire d’autres, comme constituée d’une multitude de pelures, de calques autonomes qui entrent en échos, apparaissent ou disparaissent suivant l’humeur du regardeur, passant de l’une à l’autre sur le principe d’une certaine persistance rétinienne. « Image en pelure » ? Est-ce une projection, une vue de l’esprit ?
J’ai fait l’expérience : lorsqu’on « mélange » deux photographies « complémentaires » de la série Glissé amoureux dans un fondu enchaîné, sur l’écran de l’ordinateur, le phénomène devient bien réel. Dans le mouvement du passage de l’une à l’autre, apparaît une multitude d’intermédiaires qui possèdent leur existence propre, qui ne sont ni l’une, ni l’autre. Phénomène à l’inverse du procédé cinématographique qui décompose le « fixe » pour donner l’illusion du mouvement. Ici, deux images accolées se décomposent en une multitude par des jeux de combinaisons et d’équivalences entre les formes, les compositions et les couleurs. J’éprouve une certaine fascination lorsque je joue à passer d’une photographie à l’autre, à les fondre l’une dans l’autre, à observer les apparitions, les coïncidences, les spectres lumineux…
Pour comprendre ce phénomène, j’avais pensé à l’idée « d’image matrice » qui contiendrait toutes les autres. Terme technique que j’emprunte à la gravure. Mais lorsque j’en ai parlé à Camille, cette idée ne lui a pas semblé juste « Il n’y pas de fusion possible de chacune dans l’ensemble, je crois plutôt que l’ensemble forme le tout comme si chaque image en générait une autre et comme si on naviguait sans cesse entre l’un et l’ensemble. Cela vient sans doute du fait que nous travaillons à deux. Nous sommes à la fois ensemble et irréductible au couple ! » [9] A la lumière de ce point de vue, j’ai donc abandonné l’idée de matrice certainement trop ambiguë. J’espère que « l’image en pelures » qui se déposent en couches, en glacis, les unes sur les autres et se mélangent par transparence comme en peinture, lui conviendra mieux.
Finalement, je me dis que Camille et Grégory font du cinéma à l’envers. Ils prennent Etienne-Jules Marey et Eadweard Muybridge à contre-pied. Les photographies qu’ils nous proposent sont des plans fixes, (pour reprendre le vocabulaire cinématographique), composés d’une multitude d’images rémanentes. Il n’est donc pas surprenant qu’ils revendiquent une filiation avec des films comme L’Aurore, de Friedrich Wilhelm Murnau.
Lorsqu’ils photographient Grand-Lieu, ils prélèvent des morceaux de paysage découpés en (sup « quadrilatères ») rectangles ; les bords du viseur de l’appareil (sup « de prise de vue »), de la pellicule argentique, de la feuille de papier sont des lames qui renvoient hors champ le reste du paysage. Comme il est impossible d’embrasser la totalité du lac en un seul regard, d’un seul point de vue, il reste la possibilité de recomposer l’ensemble morceau par morceau, plan par plan. La globalité apparaît dans le montage, la succession des images, dans les espaces vides qui les séparent les unes des autres. Ainsi, le lac ne serait visible en entier que dans l’esprit du regardeur qui recompose une représentation de ce qu’il ne peut pas saisir sur le champ. Chaque image se superpose à la suivante ou à une autre plus ancienne conservée dans la mémoire. « en pelures », qui se constitue couche par couche dans le flux et le reflux de la mémoire.
« La richesse de la photographie, c’est en fait tout ce qui n’y est pas, mais que nous projetons ou fixons en elle. [10] »
Grâce à ce processus, à l’intérieur du cadre, Camille et Grégory convoquent leurs doubles : la formule magique « c’est nous et pas nous, c’est là et pas là » ; une coupe qui réinvente le couple en fonction du paysage qu’il traverse ; le marais exondé en été, le lac qui se retire derrière le rideau végétal, la lumière qui minéralise la prairie - La crue en hiver, l’eau mange la terre, efface les limites, noie les forêts, soulève les levis. Pour chaque saison, une nouvelle mise en scène s’impose. Le temps de la pose, les 10 secondes du retardateur de l’appareil photographique – un temps suspendu… « Pendant ces 10 secondes, je ne pense qu’à la photo qui est en train de se faire, dans ma tête. Le corps prend une autre place, c’est lui qui va raconter quelque chose, c’est une projection mentale de ce qu’on imagine que la photo va donner. » [11]
S’ils maîtrisent techniquement le cadre, la lumière, la profondeur de champ, la composition de l’image, le fait d’abandonner le point de vue du photographe pour passer devant l’objectif semble les plonger dans un état étrange, un état transitoire. Une absence, une sorte de dédoublement – mi-modèle et mi-regardeur – 10 secondes. Un aveuglement, la photo est prise sans possibilité de voir le résultat (ils travaillent en argentique). Il faudra attendre que le film revienne du laboratoire quelques jours plus tard pour enfin voir l’image de ce temps suspendu. Ce dispositif exclut l’idée de refaire la prise de vue indéfiniment (ils ne s’accordent que 5 à 6 déclenchements par sujet.).
Pendant ces 10 secondes, Camille et Grégory semblent s’absenter de leurs corps, leurs esprits sont totalement pris par l’image qu’ils construisent. Comme ils sont deux, ils fabriquent une image qui se dédouble – le même et l’autre. L’idée du double semble traverser l’imaginaire des auteurs qui sont venus en résidence au lac de Grand-Lieu. Lorsque je relis les textes déjà publiés, j’y trouve des doubles qui apparaissent au fil des pages : dans Perséphone aux jardins de sainte Radegonde de Delphine Bretesché - La ligne de Narcisse / double du lit de la Logne, Déméter / Perséphone. Dans La Forme empreinte de Sylvain Coher – l’enfant d’Herbauges qui se cache dans le lac, mi-rêve, mi-revenant. Dans Île ronde, déchirure / tempête d’Anne Savelli - Dita Kepler, personnage virtuel qui pratique l’art de la métamorphose et du dédoublement. Dans Ni enfant, ni rossignol de Virginie Gautier, le garçon adolescent qui « rêve de son reflet dispersé à la surface de l’eau [12] ».
« Les images ne parlent pas d’elles-mêmes. » dit Philippe Descola dans le texte « Manières de voir, manières de figurer », en introduction du livre La Fabrique des images [13]. Voilà pourquoi je me suis autorisé à écrire ce texte, pour prendre la parole à partir des images fabriquées par Camille et Grégory, sans perdre de vue qu’elles ne contiennent aucune vérité, aucune révélation, qu’elles sont des espaces de projection, d’apparition, de dédoublement. « Double et image doivent être considérés comme les deux pôles d’une même réalité. » dit Edgar Morin [14]. « A un pôle, il y a donc, le double magique. A l’autre pôle, il a l’image émotion. [15] ». L’émotion très forte que j’ai ressentie en voyant les premières photographies de Glissé amoureux, les images de ce couple jumeau sur la ligne de Narcisses, est toujours présente en moi lorsque je regarde les nouvelles images prises à Grand-Lieu. C’est peut-être entre l’existence réelle, matérielle des photographies exposées et la réalité des images telles que je les perçois, telles qu’elles se projettent en moi qu’il se joue quelque chose – que quelque chose se joue de moi. Comme ce quelque chose qui se joue de Camille et Grégory pendant les 10 secondes de pose lors de la prise de vue – ce « c’est nous, c’est pas nous, c’est là mais pas là. » Ce quelque chose qui donne lieu à l’image – qui nous donne le lieu ?
Arnaud de la Cotte.
Sur les rives du lac de Grand-Lieu.
Janvier 2016.
[1] Camille et Grégory, entretien vidéo du 28 octobre 2015.
[2] Marc Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, éditions Seuil, 1992.
[3] Hauts lieux, Autrement, série mutations N°115, mai 1990.
[4] Steven Winspur, La Poésie du lieu, Chiasma 20, Rodopi, 2006
[5] idem
[6] Idem, p 45
[7] Camille et Grégory, entretien vidéo du 28 octobre 2015.
[8] Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, éditions de Minuit, 1956, p 31.
[9] Courriel du 7 janvier 2016.
[10] Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, éditions de Minuit, 1956, p 30.
[11] Camille et Grégory, entretien vidéo du 28 octobre 2015.
[12] Virginie Gautier, Ni enfant, ni rossignol, éditions joca seria, 2015.
[13] Sous la direction de Philippe Descola, La Fabrique des images, éditions Somogy, Musée du quai Branly, Paris, 2010.
[14] Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire, éditions de Minuit, 1956, p 37.
[15] Idem, p 38.