l’Esprit du lieu

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Le projet d’écriture

publié le mercredi 8 janvier 2025

Grand-Lieu.

Lac d’effondrement, indique Wikipedia. - et je poursuis ma lecture de l’article que lui consacre l’encyclopédie en ligne.
Les eaux douces intérieures et les eaux libres.
Les roselières et les aulnes glutineux…
Forets flottantes. Îles d’arbres, que pousse du vent. Les îles en pont Levis, qui font, comme dans Shakespeare marcher, ici flotter les forêts.
Grand-lieu, l’hiver qui fait deux fois l’été, l’eau qui grandit, de 37 à 65 kilomètres.
Grand-lieu dont la profondeur l’été fait ma petite taille. 1 mètre 60.
4 mètres en hiver.
Les nénuphars blancs et les fougères des marais.
Son nom qui serait un pléonasme. « Lieu » qui désignerait déjà le « lac ». « Je vais à Grand Lieu », nous conseille de plutôt dire Wikipedia.
Ou lieu, grand lieu, grandis locus « lieu où l’on a vu de grands miracles »
Les restes des grands arbres.
Les mètres de tourbe, dessous. La préhistoire.
Les tentatives successives, d’assèchement. Et vendre le lac. Qui serait une terre rentable.
Grand-Lieu et le pavillon Jean-Paul Guerlain - si les parfums sont ces oiseaux sans lieu, qui nous en rappellent tant.
Les sept pêcheurs et, chacun, ses dix verveux.
La pierre-aiguë.
Le lac et ses légendes, ses Loch Ness.
Si chaque lac est, peut-être, une cité engloutie, dont, nous dit wikipedia, on entend encore, chaque Noël, sonner les cloches.
Le cheval au galop sans fin, sur les rives du lac.

J’aimerais m’approcher du Lac de Grand-Lieu comme j’entoure, par l’écriture et la marche, l’observation hasardeuse et la fonction de captation vidéo du téléphone portable, les villes.
En l’abordant depuis ses rives. Les localités autour. Ce trou noir, bleu, au milieu. Peut-être un peu aspirées par lui, comme il aimante les oiseaux, ciel tombé en pleine Loire-Atlantique.
Fureter le long de son giron plein de végétations. Le manquer ou le perdre aussi, peut-être, parfois, comme s’éloigne un monument alors qu’on pensait en être tout près.
J’aimerais marcher et écrire, résonner avec son vaste, ses légendes, son concret. J’ai peu l’habitude de ce genre de paysage. D’ordinaire je marche et j’écris en ville, à Paris. J’aime tisser de courts poèmes vidéo à partir de fragments que je collectionne au fur et à mesure de mes déambulations, et entre lesquels j’essaye de créer du lien, sur le principe du cadavre exquis.

J’imagine une résidence d’écriture échelonnée sur plusieurs semaines, dont chacune serait dédiée à une approche particulière du lac (il s’agit ici seulement d’une proposition et je serais tout à fait partante pour envisager une autre organisation)

Écrire l’eau
1 semaine

Le lac, comme espace aquatique. L’eau, sa rêverie, ses terreurs, ce qu’elle laisse voir et ce qu’elle cache.
J’ai grandi à Nice, près de la mer Méditerranée. Un lac est toujours, dans mon esprit, d’abord une « petite mer ». J’aimerais marcher autour du lac et me rendre sensible au fur et à mesure de mes vagabondages à l’intimité de cette eau. Moins son secret que sa présence. Savoir cette étendue d’eau là, monstrueuse et placide.
Quelle naissance s’y revit, quel deuil peut y retrouver ses morts ?
J’aimerais beaucoup, sur ce temps de résidence, m’associer au poète nantais François de Cornieres, pour écrire quelque chose à deux, -à trois avec l’eau. J’ai été bouleversée par son recueil poétique « Nageur du petit matin », dans lequel la temporalité violente du chagrin suscité par la mort proche se noue à celle du chaque matin et des retrouvailles avec l’eau.
Sans avoir encore d’idée précise sur la façon dont pourrait avoir lieu cet échange poétique, j’ai l’intuition qu’il pourrait être fertile, dans la soif que tous deux avons, je crois, de lier les grands « thèmes métaphysiques » aux petites choses du jour. Le lac pourrait alors être cette table labile entre nous, où écrire.

Écrire avec la ville / l’absence de ville
1 semaine

Je suis une marcheuse des villes. J’aimerais me piéger volontairement et attendre la ville là où, sans doute, les villes ne seront plus - cités mythiques englouties ou communes côtières, longe-lac mais loin du lac, dès lors qu’un accès direct n’y est pas aménagé. Que fait aux communes cette vaste proximité bleue ? J’aimerais filmer et écrire sur les corps, les maisons, les va et vient, les commerces, les gens, les petites cohues ou les soirs déserts, les clochers rejoints par les laveries…. Et ce lac, quelle ville construit ou invente-t-il, sur le modèle peut-être de celles imaginaires d’Italo Calvino ? Quelle absence de ville ?

Écrire avec les oiseaux
1 semaine

Grand-Lieu abrite la deuxième richesse ornithologique après la Camargue. J’aimerais regarder le lac comme une halte au ciel, et tourner mon téléphone vers les oiseaux de passage et ceux des marais, les guifettes noires, les hérons cendrés et les échasses blanches. Oiseaux d’eau, et devoir vérifier quelque chose : est-ce que le lac a encore besoin de ciel, ou est-ce que les oiseaux ici changent, presque, de signe et de symbole, si un oiseau, soudain, rappelle plutôt l’eau que l’éther céleste ? Quelle écriture, quelle poésie, peuvent naître ici, de cet alliage de l’eau au ciel, quand les migrations suspendent là leur voyage, pour nicher dans les herbiers flottants.

Écrire avec les vaches
2 semaines

J’aimerais aussi écrire, enfin, sur les rives rurales du lac et me passionner pour ses vaches. Oublier presque du lac sa dimension aquatique, regarder ses rives comme un pâturage. J’aimerais idéalement qu’une semaine soit consacrée à de l’écriture solitaire : des poèmes vidéos autour de ces pâturages des marais, ces bovins des rives ; et la poursuite d’un monologue théâtral intitulé « tentative de coexistence entre ruminantes », un projet d’écriture que je mène aux côtés de la metteure en scène vendéenne Megane Arnaud. Il s’agit d’un monologue destiné à être porté par une comédienne, au milieu d’un champ de vaches, décor naturel et plateau d’occasion. J’aimerais beaucoup, après ce temps solitaire, en fonction évidemment des possibilités concrètes de couchages, etc.., que Megane Arnaud et la comédienne me rejoignent une semaine pour répéter ce monologue, dans le champ d’un éleveur agricole qui voudrait bien nous « prêter ses vaches » (chose que nous avons déjà menée à plusieurs reprises en Vendée). Il s’agit de frotter le temps vif du jeu au temps profond des vaches, et de se rendre sensible au vivant et à ses manières (pour reprendre un titre du philosophe Baptiste Morizot). Quelle rumination sombre est l’écriture, quel marécage tumultueux et quel jaillissement clair ? Poursuivre ce projet commencé en Vendée sur les bords du lac serait, loin de tout animisme, regarder au contraire le lac de Grand Lieu comme une majestueuse énormité, étrangère et proche, toujours là, avec laquelle tenter de créer un dialogue qui, peut-être, ne fera que conforter l’insoluble rive de tout langage, même sous les précieux ponts qu’aurait pu croire former l’écriture. Et qu’alors demeurent, épaisses et puissantes, les présences et co-présences.

Je propose ainsi ces quatre temps d’écriture, le lac comme eau, ciel, ville ou champ. Si je les sépare ici, ils seront en fait sans doute amenés à s’entremêler.

C’est une belle gageure, et tout à fait neuve, pour moi, de me donner pour partenaire d’écriture un lac. Je crois que le mot lac n’apparaît que dans un seul de mes livres, Nuit (éditions La Ptite helene, 2019), et c’est pour évoquer un lac qui disparaît, qui était là et qui disparaît :

« C’est la nuit loin des villes. Loin des nuits domestiques et des nuits pigeons. La nuit sauvage et oiseau. Si c’est la nuit qui est immobile, ou le hibou ? La nuit bleue entoure le rocher des pendus. La montagne brûle au loin, le soir décharge ses brumes. Les villages comme des bougies d’anniversaires. Le clocher est maigre comme genou de vieille. La maison médicale brille comme un casino. La nuit taille du bois dans la chaise. Les élans brament, les bois flottent au-dessus de leurs têtes. La nuit flotte sur leurs bois. Les lacs pendent au bout des branches des saules-pleureurs. D’introuvables barques gisent, qui bercent l’eau éteinte. C’est la nuit comme passer de nuit en voiture autour du lac à promenades de jour. C’est la nuit comme passer un an après à l’endroit du lac et il n’y a plus le lac. C’est la nuit comme pourtant il y avait bien un lac, tu t’en souviens, il y en avait bien un. Il y avait un lac. Un lac ça ne disparaît pas. Ça n’est pas un avion, un lac, ça ne s’évapore pas. C’est la nuit du lac d’être soit très calme ou vraiment fou. C’est la nuit des lacs et des GPS, la nuit d’avoir ses mains sur le volant, et le pare-brise comme un grand front pâle, la nuit des parkings pleins comme des seaux et des pères qui prient pour trouver une place, Dieu donne-moi une place. »

Milène Tournier
Juillet 2023